Écrire dans le vide

ou l’art d’occuper l’espace

En 2015, mon premier roman était publié aux éditions Albin Michel, dans le cadre de la Rentrée littéraire ; qui est un événement qui débute au mois de septembre et s’achève au moment de la remise des célèbres Prix Goncourt et RenaudotPlus précisément, ce premier roman fut officiellement mis en vente le 20 août 2015, et c’est le 19 août de la même année, quelques minutes avant minuit, que ma mère est morte.

J’ai participé à une autre rentrée littéraire, avec un autre roman, dont le titre était le suivant : La vérité n’aura pas lieu. Ce livre fut mis en vente au mois d’août de l’année 2023, et c’est précisément au cours du mois d’août 2023 que mon père est mort.

Cette concordance d’événements a renforcé cette conviction : l’acharnement est une composante de l’univers, au même titre que le hasardmais cela n’est pas une raison pour ne pas continuer d’écrire, car, me concernant, écrire est la manière la plus efficace de faire sa peau à la fatalité.

L’univers se visite les yeux fermés

C’est parce que la distance entre le soleil et la terre est 400 fois plus grande que celle qui sépare la lune de la terre, et que le diamètre du soleil est 400 fois plus grand que celui de la lune, que les éclipses sont possibles. Ce n’est donc pas le hasard qui nous permettra d’expliquer le phénomène fascinant qui fait du satellite de la terre le doigt qui cache la forêt. Ce n’est pas non plus une banale coïncidence qui pourrait servir de prétexte à justifier la disparition temporaire du soleil. Il faut simplement admettre que nous ne sommes que les acteurs de nos faits et de nos gestes, et que ces faits et que ces gestes n’auront aucune incidence sur nos destinées. Il faut accepter que tout dépend d’une main invisible qui a déjà tout organisé, non pas à nos dépens, mais simplement pour nous voir à l’œuvre.

Cette conviction, de l’existence d’un désordre organisé dans lequel nous cherchons à survivre, en nous débattant bêtement parce que ce n’est pas l’espoir qui fait vivre mais la peur de mourir, n’est pas la conséquence de mes quelques années passées sur terre, mais tire son origine de ma lecture des tragédies de Sophocle. Dans le cadre de l’écriture d’une conférence, dont l’objectif était de chercher le coupable qui a causé le dérèglement mental de Camille Claudel, j’ai lu tout Sophocle comme l’on ingurgite des vitamines avant de traverser un océan de questionnement, ou l’espace quand il sera habitable (les scientifiques estiment cette éventualité possible lorsque les poules auront des ailes qui leur serviront enfin à quelque chose).

J’ai lu tout Sophocle et j’ai découvert que le génie grec avait tout compris. Les Dieux, ou donnez-leur le nom que vous voulez, ne cherchent jamais à nous imposer leur volonté. Ils organisent le chaos dans nos existences pour assister à notre débâcle, un désarroi que nous pourrions résumer en ces termes : ce n’est pas le destin qui régente nos actes, mais ce sont nos choix qui nous mènent vers la fatalité.

Point n’est besoin d’organiser une visite de l’univers pour mettre la main sur les preuves de l’existence d’une préméditation de nos faits et de nos gestes. Il m’a suffit de visiter le Haut-Pays grassois pour achever de me convaincre que nous sommes les jouets d’une mécanique implacable qui fait de nos vies les preuves de notre ignorance, et de nos choix des tentatives désespérées comparables à celles qui permettent aux futurs noyés de barboter quelques temps dans une eau, qui finira bien par les engloutir, tout en s’imaginant que la vie est belle.

Visiter le Haut-pays grassois, ce n’est pas seulement se promener au cœur d’un paysage qu’un dépliant touristique qualifierait d’« authentique et préservé »…

Visiter le Haut-pays grassois, ce n’est pas seulement faire des rencontres amicales autour des vestiges d’un passé géologique ou architectural encore visibles ou à déterrer…

Visiter le Haut-pays grassois, ce n’est pas non plus se satisfaire de crapahuter sur des chemins de randonnées ou ramper sous les voûtes de grottes millénaires...

Visiter le Haut-pays grassois, c’est tout simplement visiter une parcelle de l’univers…

Concordances de temps

Le 6 janvier 2015, j’ai envoyé une dizaine de manuscrits à plusieurs maisons d’édition parisiennes, et c’est au mois de février 2015 qu’une éditrice d’Albin Michel me téléphona pour m’annoncer que mon roman les intéressait. C’est également au mois de février 2015 que Noël Freschi décidait de mourir. Il avait 42 ans, il vivait à Saint-Auban et roulait dans une voiture sans permis. Ce détail a son importance, non pas pour laisser penser qu’on le prenait déjà pour un gentil garçon incapable de passer son permis de conduire, mais parce qu’en général les voitures sans permis sont dotées d’une carrosserie en plastique, qui est un matériau particulièrement inflammable.

Le 6 février 2015, Noël Freschi est venu se garer près de Notre-Dame de la Clue, sur une portion de goudron située en bordure de la route qui mène en direction du Prignolet, ou de Briançonnet par la route du Cougnet. En février 2015, Noël Freschi préparait méthodiquement son suicide, pendant que moi je me préparais à devenir officiellement un écrivain, un statut social qui, s’il ne garantit ni le succès, ni la fortune, permet parfois de devenir immortel.

Briançonnet est une commune française de 184 habitants située dans le département des Alpes-Maritimes, nous apprend Wikipédia. On nous précise que ses habitants peuvent être appelés les Briançonnois ou les Briançonnards, la cédille étant la bienvenue. Dans le département du Gard, à une quarantaine de kilomètres de Nîmes, la ville où je réside, il existe une commune du nom de Connaux, et dont les habitants se font appeler les Connaulais ; leur honneur, sans cédille, est donc préservé.

À Briançonnet, vivent depuis quarante ans un artiste de génie et sa femme. L’homme s’appelle Bernard Dejonghe et son pedigree artistique mériterait un livre à lui tout seul, qu’il a d’ailleurs rédigé selon son bon vouloir et dans lequel il met à l’honneur son outil de travail et des photos de séjours dans les déserts africains. Bernard Dejonghe est un illuminé de la matière et de la fusion. Il a su construire à lui tout seul des fours au sein desquels il s’amuse à perturber l’ordre établi par la nature, car toute seule, la nature ne sait pas se transcender.

Des débuts compliqués

Je n’ai pas toujours été écrivain ou auteur de pièces de théâtre. J’ai commencé par être un écolier dissipé, un collégien qualifié de cancre, un lycéen qui s’ennuyait et un étudiant que la faculté a mis à la porte du savoir officiel. Heureusement que j’avais développé une passion un peu étrange pour la publicité, grâce à une lecture édifiante, celle de Cyrano de Bergerac, l’année de mes quinze ans. J’ai été fasciné par l’art d’exprimer en quelques mots, ce qu’une page met trop de temps à démontrer. Je n’ai pas retenu de ma lecture de Cyrano des pans entiers de tirades, mais quelques sentences définitives. « Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul », ou « Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances » étaient mes phrases de chevet. Un artiste me passionna dans le même temps, en l’occurrence Léo Ferré. Je tapais à la machine à écrire des phrases sorties de leur contexte, peut-être pour me nourrir d'un savoir-faire que l'école n'enseigne pas ; des phrases comme celle-ci : « Ce n'est pas le rince-doigts qui fait les mains propres, ni le baisemain qui fait la tendresse… ». J’ai cherché quel métier me permettrait de vivre en inventant des phrases aussi puissantes, lorsque je suis tombé sur cette publicité pour la marque Porsche, qui disait à peu près ceci : « Ne rien attendre, pas même un défi » ; une injonction que j’ai considérée digne de Cyrano de Bergerac...

J’ai commencé à lire tout ce qui concernait les métiers de la publicité, pendant que mon professeur de français me réprimandait avec régularité. Et bien plus tard, je suis devenu un fabriquant d’accroches publicitaires, un producteur de tirades à vocation commerciale.

Cette passion pour les sentences qui savent, en quelques mots, choquer ou émouvoir plus efficacement que des pages de littérature ennuyeuse, s’est renforcée sans effort lorsque j’ai rapidement constaté qu’il n’y avait pas de grands artistes sans phrases historiques. Qu’il n’y a pas de véritables génies, sans le sens de la formule :

  • Albert Einstein : « Si je fais des mathématiques, c’est essentiellement pour vérifier mes intuitions »
  • Pablo Picasso : « Quand je n’ai pas de bleu, je mets du rouge… »
  • Mozart : « La musique n’est pas dans les notes, mais dans le silence... »
  • Bernard Dejonghe : « Je fabrique du vide massif »

Avant de pouvoir garer sa voiture sans permis près des eaux de la Clue de Saint-Auban, Noël Freschi, cet enfant du pays, savait-il que tout avait commen deux cents ans plus tôt ? Savait-il que c’est en 1714 que l’on avait décidé de tailler dans la roche un passage plus pratique que l’antique accès datant de l’époque Gallo-romaine. Avait-on raconté à Noël que des hommes étaient morts pour permettre à d’autres d’atteindre la rive voisine de l’Estéron avec leur carriole ? Cet enfant du Haut-Pays savait-il que le chemin de Malemort est ainsi né dans la douleur, entre la vie et le sacrifice ; entre le ciel et l’eau... 300 mètres d’un sentier taillé dans la roche, à l’ombre d’une marquise minérale, et aux abords du brouhaha des eaux malmenées de l’Estéron, cette masse insaisissable et confinée dans les plis géologiques d’un défilé aux pans synclinaux.

Pendant qu’en 1714 des enfants du Haut-Pays Grassois creusaient le chemin de Malemort, les puissances européennes signaient enfin la fin de la guerre de la succession du trône espagnol. Ayant débuté à la mort du roi Charles II d’Espagne, cette guerre fut le dernier grand conflit de Louis XIV, qui profita de sa victoire pour placer sur le trône ibérique son petit-fils. La fin de la guerre précédera de peu l’abandon de la vocation militaire du château-fort de Lourdes. Si du haut de son piton rocheux le château domine encore la ville de Lourdes, il n’a plus pour fonction de défendre la population et les routes commerciales vers l'Espagne. Il incarne le dernier vestige défensif de Lourdes et propose un panorama surprenant, aux touristes de passage et aux fidèles pèlerins, sur le sanctuaire marial de Notre-Dame. Construit à partir de 1858, le sanctuaire est composé de plusieurs édifices et de lieux de prières officiels, c’est-à-dire qu’il est en charge de commémorer architecturalement le site des apparitions qui placèrent Bernadette Soubirous en face de la Vierge Marie. Dès que les dix-huit apparitions de Marie-Bernarde, le véritable prénom de Bernadette, furent certifiés conformes aux canons évangéliques par l’église catholique, partout en France on chercha à se donner toutes les chances, après Lourdes, de devenir un lieu sacré ou le motif à un pèlerinage lucratif. On extirpa de la rocaille des cavités qui conjuguaient le mystère des profondeurs et l’eau qui permet les baptêmes. Des régions dédièrent des grottes ou des cavernes au culte de Marie, en exposant des effigies en plâtre ou en bois de la Sainte Vierge, un préalable que l’on jugeait peut-être nécessaire à une apparition future. C’est ainsi, qu’une paroissienne de Briançonnet proposa de mettre à disposition du peuple de la Clue une représentation de Notre-Dame de Lourdes qui trouva refuge sur le chemin de Malemort. Dans un renfoncement, on creusa une niche et on installa la vierge à l’abri de la roche et à proximité des eaux de l’Estéron ; Notre-Dame de la Clue avait trouvé sa place et le pèlerinage qui suivit débuta trente années après celui de Lourdes. C’est ensuite au moment de travaux de plus grande ampleur, destinés à permettre la circulation de véhicules plus imposants et bientôt à moteur, que la caverne actuellement visible fut découverte. En 1892, l’ancien chemin fut remplacé par une route et la vierge originelle associée à une statue plus majestueuse. La Sainte-Vierge de Briançonnet fut placée au-dessus d’un autel fabriqué pour l’occasion, et la nouvelle statue, celle de Saint-Auban, trôna au centre de la caverne.

Les mois de février sont meurtriers

Noël Freschi est né le 8 février 1973. Ce n’est donc pas lui qui s’est amusé à voler la statue installée au centre de la grotte qui célèbre Notre-Dame de la Clue ; c’est-à-dire la plus imposante. Mais alors, comment expliquer, qu’un jour situé à la fin des années 60, la statue offerte par la dévote briançonnoise se soit retrouvée seule à trôner dans la caverne ? Comment expliquer la disparition de la vierge de Saint-Auban sans se risquer à évoquer un conflit latent entre deux villages séparés de seulement quelques kilomètres, ou mieux, sans proposer l'hypothèse plus rationnelle suivante : un lecteur assidu de la bible avait souhaité, par le biais de son rapt, conformer le sanctuaire de la Clue à la réalité biblique.

  • Jésus Christ est bien le fils d’un seul Dieu et l’enfant d’une seule mère.

La solitude de la vierge de la Clue dura quelques années, mais parce qu’il n’était pas question de laisser le monopole du cœur de la grotte à la seule vierge de Briançonnet, on plaça dans les années 2000 une mosaïque représentant Sainte-Marie-des-eaux-vives. Cette œuvre fut créée, après un appel aux dons, par Alain Montoir, un artiste établit dans le Gard, un département que je connais bien pour y être né.

Pourquoi se souvenir de ces événements du passé ? Parce qu’il est important de bien se rappeler ce que Noël Freschi a dû contempler avant de mourir. Parce que la manière la plus évidente de se rapprocher de l’émotion qu’une personne a pu ressentir, alors que la décision qu’elle vient de prendre lui donne déjà accès à la forme la plus concrète et la plus pesante du néant, réside dans notre capacité à contempler la réalité dans sa forme la plus visible.

Se rappeler que Noël Freschi est mort le 6 février 2015, permet de mieux accepter cette évidence : la date de notre naissance, annonce forcément le début de la fin.

Noël Freschi est mort le 6 février 2015, soit deux jours avant la date de son anniversaire. Dans le cadre de l’écriture de mon premier roman, Ressources inhumaines, celui qui a été mis en vente le jour de la mort de ma mère, j’avais effectué quelques recherches concernant les motivations qui incitent une personne à mettre un terme à sa présence sur terre. Je me souviens avoir lu que de nombreux suicides avaient lieu à proximité de dates anniversaires. Le jour de sa naissance, celui qui célébrait la mort d’un proche, les périodes de fêtes que l’on nomme « de famille » seraient des moments où l’acmé du désespoir serait propice au franchissement de la frontière qui sépare une existence du néant. Car comment nommer autrement ce territoire de l’univers qui nous est inconnu, hormis pour celles et ceux qui ont la chance ou l’opportunité d’être en contact avec l’au-delà, ce qui leur donne accès à un avant-goût de l'au-delà ?

Noël Freschi est né le 8 février 1973 et le 7 janvier 2015 deux algériens élevés en France décidaient de tuer douze personnes au nom d’un Dieu qui ne pourra jamais se retourner dans sa tombe de honte, même s’il le voulait, puisque la métaphysique n'a pas vocation à se laisser enfermer entre les quatre planches du rationalisme. Un mois avant le suicide de Noël Freschi à Saint-Auban, Frédéric Boisseau, Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski, Elsa Cayat, Bernard Maris, Mustapha Ourrad, Franck Brinsolaro, Michel Renaud et Ahmed Merabet seront tués par deux abrutis qui se revendiqueront « terroristes » parce que ça fait plus chic à porter que d’être catalogué de « malade mental » ou de « débile profond ». Ce n’est pas parce que Noël Freschi s’est suicidé 30 jours après la tuerie de Charlie Hebdo que l’on peut déduire que le mois de février est un mois plus ou moins meurtrier que les autres, mais cela permet de faire allusion au formidable roman de Robin Cook : Les mois d'avril sont meurtriers. Savoir que le mois de février provient du nom latin « februarius », qui signifie « purifier », pourrait laisser penser que les morts de Charlie-Hebdo ont été tués à un moment imprécis de notre calendrier, mais ce serait accorder aux deux dégénérés armés de kalachnikov un niveau intellectuel inférieur à leur revendication religieuse, ce qui serait une bien maigre consolation.

Les deux frères Kouachi auront tué douze personnes, mais n’auront pas réussi à tuer Simon Fieschi. La similitude orthographique des noms de famille Fieshi et Freschi peut interpeller. Si l’on cherche à en savoir plus sur Simon Fieshi, on peut découvrir que cet homme fut l’un des premiers à être visé par les frères Kouachi, lors de leur intrusion dans la salle de rédaction de Charlie-Hebdo, ce 7 janvier 2015, un mois avant le suicide de Noël Freschi. Une balle de kalachnikov a touché la moelle épinière de Simon Fieschi, mais après neuf mois d’hospitalisation, et contredisant les prévisions médicales, il va finir par réussir à marcher. Neuf mois n’est pas une durée anodine, lorsque l’on a l’ambition de survivre au néant… Malheureusement, les contes de fées, quand ils mettent en scène des terroristes en guise de méchants, finissent mal en général. Le 17 octobre 2024, Simon Fieschi a donc été retrouvé mort dans une chambre d’hôtel à Paris, malgré un sens de l’humour qu’il mania avec habileté au moment du procès de Peter Chérif, celui qui fut nommé le cerveau des attentats de Charlie-Hebdo. Est-ce que Simon Fieshi s’est suicidé par désespoir ? Une autre enquête est en cours pour déterminer les causes de sa mort, mais indéniablement, que celles et ceux qui ont l’espoir de lendemains qui chantent se tiennent par la main, parce que plus dure sera la chute de leurs illusions…

Noël Freschi a donc peut-être eu raison… De quitter, avant l’heure, et après un mois de réflexion, une humanité que n’importe quel extra-terrestre, même pas doté d’une intelligence supérieure, aurait qualifié de « monde en perdition ». Ce qui reste de Noël, pour les personnes qui ne l’ont pas connu, et dont je fais partie, c’est une plaque vissée sur une paroi de pierre, là où il mit fin à ses jours, et une vieille femme du village qui dit aux gens qui la questionnent, au sujet de ce garçon de Saint-Auban qu’elle a connu enfant : « Il avait des problèmes... ».

On pourrait compléter ce portrait d’un inconnu par cet autre souvenir, celui-ci évoqué par une femme de 46 ans qui fréquentait Noël lorsqu’elle venait passer quelques jours de vacances à Saint-Auban, dans les années 90 :

  • On lui cherchait des noises. On se moquait de lui. De sa drôle de casquette qu’on essayait de lui chiper, de sa salopette bleue qu’il portait tous les jours. Sa maman était allée se plaindre auprès de nos parents. Elle voulait que l’on cesse d’embêter son Nono. Je me souviens qu’il était beau… Mais qu’il était aussi différent de nous… J’espère que ce n’est pas à cause de nos moqueries qu’il s’est suicidé, mais même si je l’espère, je me reproche d’avoir été trop jeune pour être moins méchante.

La vieille femme du village se trompe. Ce n'est pas Nono qui avait des problèmes, mais les autres qui s'en créaient en sa présence. Il a, pour son malheur, commencé par gêner les autres enfants, ce qui signifie que, une fois devenu grand, il a gêné les adultes. Cette confusion, dont pâtissent les personnes qualifiées « d'anormales »,  me ramène à 2013. Cette année là, j’écris une pièce de théâtre qui met en scène Camille Claudel, une artiste de génie internée durant 30 ans parce qu’elle avait des problèmes (…). Peu de gens savent que Camille boitait, en raison d’un problème de hanche, ce qui venait confirmer la pertinence de son nom de famille, Claudel étant issu du verbe claudiquer. La claudication physique de Camille donnait à sa boiterie du cerveau des perspectives alléchantes. Blaise Pascal s’est d’ailleurs intéressé de près à ce phénomène que l’on côtoie sans jamais trop y prêter une attention décuplée : celui de la mise en perceptive de notre anormalité, au regard de notre subjectivité. Pascal a utili l’exemple suivant pour nous placer devant nos inconséquences de raisonnement :

  • Si je sais que je ne boite pas, puisque si je boite cela se voit, et que l’on me dit que je boite, cela ne me perturbe pas, car je peux démontrer que je ne boite pas. Mais si l’on me dit que mon raisonnement est faux, cela me perturbe, car je prends le risque, en cherchant à démontrer la pertinence de mon raisonnement, que mon raisonnement est effectivement bancal.

Nono et Momo sont sur un bateau

Sur la plaque commémorative qui a été vissée à l’emplacement où Noël Freschi s’est suicidé, on peut lire « Nono ». Pourquoi Nono, alors que l’on s’appelle Noël ? Pourquoi surnommer un garçon Nono, quand on a choisi de l’appeler Noël ? Résumer Noël à Nono n’est pas valorisant. Dire que Nono était un sot est presque tentant, qu’il était l’idiot du village bien trop facile. Avoir surnommé Nono, Noël Freschi, cela ressemble à la manière avec laquelle Antonin Artaud s’est qualifié dans l’un de ses écrits, dont voici le titre : Artaud le Momo.

Antonin Artaud est un artiste maudit, qui fut lui aussi interné comme Camille Claudel. Ce théoricien du théâtre, cet acteur et cet écrivain qui mourut à l’âge de 51 ans est resté lucide sur l’ampleur de son désespoir, alors qu’il dut endurer des traitements destinés à mater son raisonnement. Artaud passera de nombreuses années dans des hôpitaux psychiatriques, notamment près de Rodez, là où fut expérimentée une forme de thérapie plus humaniste à l’attention des délinquants intellectuels… Ce lieu d’avant garde était nommé l’asile de Saint-Alban. Saint-Alban a donc donné son nom à l’église de Saint-Auban et à un lieu où se constitua une équipe de médecins portés par un militantisme humaniste assumé qui ne réussit pas à convaincre un certain Gaston Ferdiere de se passer des électro-chocs pour mater les rébellions mentales de certains patients, dont le plus célèbre fut Antonin Artaud. Paul Eluard, qui séjourna dans l’asile de Saint-Alban, dressa l’inventaire de cette politique dit de l’effacement pratiqué dans les asiles plus conventionnels, et dont le but était de permettre aux honnêtes citoyens de vivre sans être obligés de se sentir jugés à travers les comportements « anormaux » de ces perturbés du cerveau. Eluard osa parler des malades mentaux que l’on séquestrait, sans chercher à les guérir, en évoquant ces « suicidés de la société ». Des suicidés qui, pour certains, pouvaient appréhender le néant de leur condition humaine à travers des fulgurances créatrices qui mettent parfois des mots sur les maux, plus lucidement qu’un pronostic vital, à l’instar d’Antonin Artaud dans son poème intitulé Sur le suicide : « Je sens la mort sur moi comme un torrent ».

Renaître, c'est mourir en mieux

La littérature et la poésie sont parfois plus efficaces qu’un guide touristique pour visiter le monde des humains. En retournant assister au spectacle délivré par l’Estéron devant Notre-Dame de Clue, précisément à l’endroit où l’on a retrouvé le corps consumé de Nono, on se donne la chance de comprendre sa douleur. Imaginer qu’avant de se suicider Noël Freschi ait pu contempler ce torrent et qu’il ait ressenti sur lui le souffle humide de la mort, renforce le lien que l’humanité peut établir avec la nature. Et c’est alors qu’entre Momo, interné à proximité de l’asile de Saint-Alban, et le Nono de Saint-Auban, se met en place ce que l’on nomme un « alignement des planètes », quand il s’agit d’expliquer comment, à partir du chaos, il est possible de créer une représentation de l’infini ou d’assister à la magie d’une éclipse… Entre ces deux êtres désespérés, le point de ralliement s’établit autour d’une épitaphe à visser sur le tombeau de notre propre destinée : « La vérité de la vie est dans l’impulsivité de la matière ». Cette énième pensée signée Artaud aurait pu être exprimée par le maître de la matière en fusion, le briançonnois Bernard Dejonghe, qui n’a pas lui-même construit ses fours pour se réchauffer l’âme près de l’âtre et du néant, mais parce qu’il est nécessaire d’un peu de désordre pour mieux se rapprocher de la logique du chaos.

Nono et Momo étaient-ils dans le même bateau ? Au moment de se suicider, Noël Freschi a t-il pensé à la caresse de l’Estéron malmené dans le gouffre de la Clue, en la comparant à celle de la mort ? Antonin Artaud, en évoquant « la vie qui creuse devant nous le gouffre des caresses qui nous ont manqué », a-t-il établi sans le savoir le bon diagnostic ? Noël Freschi a-t-il, tout simplement, manqué d’un peu d’amour avant de se jeter dans les bras inconnus du néant, si l’on se permet de comparer le suicide à un saut dans le vide ? Une plongée dans l’inconnu, un retour dans les entrailles des origines, dans le seul but de maintenir en vie cet espoir fou : renaître, c’est mourir en mieux.

L’enfant n’a pas peur du vide, mais de l’absence

Pour galvauder la possibilité du suicide, et maintenir vivace la conviction que l’on a été le destinataire d’une parcelle de bonheur, n’est pas donné à tout le monde. En 2014, à l’occasion du centenaire de la naissance d’Haroun Tazieff, ce volcanologue que les plus de 40 ans ont nécessairement entendu parler à la télévision ou à la radio, j’ai pris le parti de ne rien attribuer au hasard. Je m’étais engagé, auprès du fils d’Haroun Tazieff, à écrire une pièce de théâtre pour raconter son père de manière originale. Il me fallait donc inventer une théorie qui me permettrait de laisser penser que lorsque l’on cherche à côtoyer le feu de l’enfer d’aussi près, ce n’est peut-être pas pour mourir, mais pour guetter dans les ambiances de fin du monde ce qui fait de nos destinées le prologue à notre disparition.

Je me suis toujours méfié des personnes incapables de s’ennuyer. La frénésie me paraît suspecte et celle de Tazieff carrément digne d’une analyse psychanalytique. Mais à chacun son domaine de prédilection. Le mien étant cantonné à mettre par écrit mes intuitions, je me devais de fournir une création conforme à mes compétences, en l’occurrence une pièce de théâtre. J’ai débuté mon travail en relatant les faits, tels que je les connaissais, en évoquant dans quelles conditions Tazieff avait décidé de consacrer sa vie à mieux comprendre les volcans. J’aurais pu me satisfaire d’insister sur le hasard qui guide nos pas, et donc ceux d’Haroun Tazieff, mais je fis mieux que de raconter comment, à l’occasion d’une mission géologique menée en Afrique, Tazieff s’était retrouvé mis en face du spectacle fascinant d’un volcan en éruption. J’ai émis cette hypothèse risquée : si Tazieff était le père de la volcanologie moderne, il était avant tout un fils perdu.

Partir d’un postulat aussi peu scientifique exigeait de ma part une création capable de justifier mon intuition. On me confia l’écriture de la préface de la biographie d’Haroun Tazieff (Un volcan nommé Tazieff) qui devait sortir en librairie à l’occasion du centenaire de sa naissance, et je n’ai pas faibli. Je ne connaissais rien à la science des volcans, mais la passion de Tazieff pour les trous béants, devant lesquels il s’imaginait capable d’en deviner les mystères, sans jamais pouvoir en pénétrer le cœur, alimentait de perplexité la source de mon inspiration. La pièce La sexualité des volcans fut écrite pour déconstruire la destinée d’Haroun Tazieff à l’aune de ses faiblesses et de cette obsession déguisée en vocation : celle qui lui avait donné en pâture les volcans de la planète. Mon travail fut facilité par l’ultime aveu que fit le volcanologue à ses proches, à la fin de sa vie, lorsqu’il reconnut avec fatalité qu’il aurait été préférable qu’il monopolise sa curiosité à l’attention des volcans endormis…

Un volcan nommé Tazieff est paru en librairie au mois de mai 2014. Au même moment, le musée consacré à Pierre Soulages était inauguré à Rodez, la ville natale de l'artiste. Depuis, ce lieu de culture à l'architecture surprenante, à la carcasse recouverte d'un bardage fait d’acier Corten, un matériau qui se couvre d'une patine protectrice qui évoque toutes les nuances du travail de Pierre Soulages, accueille régulièrement des artistes contemporains. Dix ans après le suicide de Nono, ce sera au tour de Bernard Dejonghe d'entrer en fusion avec les œuvres de Soulages, à partir du mois de juin 2025. Si vous décidez de passer par Rodez, n'écoutez pas les habitants qui vous diront que leur ville n'est pas seulement bâtie sur un piton rocheux, mais carrément sur un volcan. Haroun Tazieff ne mettrait pas longtemps à dénoncer la supercherie en s'invitant sur un plateau télé.

Mais pourquoi évoquer le plus célèbre volcanologue de France si assidûment, alors que le Haut-Pays grassois n’est pas plus réputé que Rodez pour la vitalité de ses volcans ? Peut-être en raison de la personnalité de cet homme intransigeant et parfois méprisant à l’égard de ses confrères scientifiques...

Le volcanologue et le spéléologue 

J’ai fait la connaissance de Michel Siffre après que l’on m’ait parlé de la météorite de Caille. De la météorite à Siffre, il y avait la distance qui sépare le Haut-Pays grassois du Texas. En effet, séduit par les expériences de Michel Siffre, notamment celles menées dans le massif de l’Audibergue, se trouve l’aven Ollivier, la NASA finança les recherches concernant les modulations de l’horloge circadienne, et donc la compréhension des rythmes du sommeil, en milieu hostile… Lorsqu’en 1968 Michel Siffre installe son campement dans le Haut-Pays, ce n’est pas pour descendre dans l’aven Ollivier, afin d’y passer plusieurs semaines coupé du monde. Je pourrais écrire que Siffre a déjà donné… Sa première expérience de (sur)vie sous terre eut lieu en 1962, au fond du gouffre de Scarasson. Siffre a 23 ans, à l’époque, et, allez savoir pourquoi, il veut étudier le comportement humain, lorsque l’humain perd la notion du temps. En lisant la manière dont Michel Siffre et ses copains ont organisé leur expédition souterraine, la première réflexion est la suivante : pourquoi mener ce type d’expérience sous terre ? Cette question, Tazieff se l’est posée avant de se moquer de Siffre et de ses lubies. 

  • « Il lui aurait suffit de se cacher plusieurs semaines dans son garage, qu’il aurait préalablement parfaitement insonorisé et confiné dans la pénombre, pour mener le même type d’expérimentation… »

Haroun Tazieff parlait de Michel Siffre avec dédain, considérant que sa propre quête, à la lisière des bouches dégueulant d’un vomis rouge incandescent, était plus respectable. Mais voilà… Siffre avait besoin de s’enterrer comme Tazieff eut besoin de scruter l’intérieur inaccessible des volcans… Ces deux originaux pâtissaient de leur névrose, mais lequel aurait admis mener son existence autour de l’obsession d’un retour aux origines ?

Lorsque Michel Siffre investit le plateau qui permet d’accéder aux entrailles à ciel ouvert de l’aven Ollivier, plusieurs stations de ski sont déjà en activité dans le Haut-Pays. La station de l’Audibergue a été créée en 1960, Gréolières-les-Neiges en 1963 et Saint-Auban en 1966. Siffre n’est pas venu faire du ski et c’est tant mieux, car son installation à lieu au mois d’août 1968. Le programme est le suivant : deux archéologues vont descendre au fond de l’aven le 22 août, à plus de 70 mètres de profondeur, et n’en ressortiront qu’au mois de janvier 1970. Siffre restera à la surface et analysera le comportement de ses hommes, tout en restant en contact téléphonique pour recueillir leurs impressions à chaud.

Si Michel Siffre a souhaité, cette fois-ci, rester à la surface, c’est peut-être en souvenir de cette peur qu’il avait qualifiée, lors de son expérience dans le sud de la France, de « peur de quelque chose »… Il avait raconté ne pas avoir eu peur de l’enfouissement ou du froid, mais avoir ressenti une angoisse sans objet, qu’il avait assimilée à la fréquentation d’un monde interdit, en l’occurrence « les tréfonds de son âme… ».

En 1962, Michel Siffre passe plusieurs semaines à plus de 100 mètres de profondeur, seul. Son quotidien est rythmé par le bruit de l’eau qui suinte des interstices et le vacarme des pierres qui se détachent des voûtes, mais il ne craint pas les éboulements qui pourraient faire de son campement un tombeau. Siffre évoque une terreur indescriptible, une présence presque vivante qui cherche à le faire basculer dans le néant qu’il appréhende presque concrètement. Pour le chercheur, l’immobilité et l’obscurité, le temps qui passe sans cadence, et qu’il affronte sans bouger, tout en guettant une présence qu’il ne formalise pas, ces moments impalpables, qu’il réussit malgré tout à raisonner lors des quelques contacts qu’il établit avec la surface, ressemblent à une naissance. Siffre ne mettra jamais par écrit l’évidence de sa quête, celle d’un homme hanté par un retour, non pas d’un retour dans les bras maternels, mais dans les entrailles de celle qui lui a donné la vie. Et pourtant… Un éditeur tentera bien d’obtenir les aveux de cet homme, à la fin de sa vie, en lui versant une avance conséquente, et l’inciter ainsi à rédiger ses mémoires les plus intimes. Mais un événement mettra en pièces les ultimes volontés de Michel Siffre, qui aura besoin de plusieurs années pour rembourser l’argent versé par l’éditeur. Le spéléologue avait pourtant commencé à rédiger ses souvenirs, il menait son travail d’écriture avec sérieux, en n’essayant plus de se cacher derrière une éventuelle vocation qui aurait pu justifier avantageusement son désir d’aller vivre sous terre comme un cadavre encore vivant… Mais lorsque la maman de Michel Siffre meurt, ce dernier est incapable de continuer d’écrire. Une fois l’enterrement effectué, et avec lui les derniers espoirs d’un repos mérité dans le ventre originel, Siffre renoncera à son engagement, brûlera les quelques feuillets déjà écrits et remboursera l’éditeur. Il ne laissera pas à l’attention du grand public un livre de souvenirs ou de confessions, mais ce n’est finalement pas très grave, car Siffre s’est déjà dévoilé, lors d’une expédition dans une crevasse humide. Au moment de la sortie, soutenu par ses compagnons de recherches, presque amorphe avant de réagir et de crier deux fois « maman », Siffre a le regard apeuré de celui qui revient de loin, ou de celui qui sait qu’il n’ira jamais nulle part. Cet homme qui fut rémunéré par la NASA pour aboutir à cette conclusion presque pathétique : un être humain peut modifier son rythme de sommeil pour dormir 12 heures d’affilée et travailler 36 heures en continu, allait finalement achever sa vie dans un appartement étriqué, au cœur de la ville de Nice, en dormant sur un lit aussi étroit qu’un lit de camp. Michel Siffre ne retrouvera jamais la sensation du bébé qui baigne dans le jus maternelle et qui lui sert, malgré tout, de tombeau protecteur. Siffre restera confronté à cette double angoisse : celle d’avoir recherché en vain l’ambiance apaisante du ventre nourrissant et celle d’avoir constaté qu’en l’absence de présence humaine, le vide est d’une pesanteur insoutenable, à l’image de l’idée que l’on se fait de la mort. Siffre pénétrait dans ses grottes avec la frénésie du gamin qui sait qu’il va franchir le seuil d’un tombeau, symbole de la cachette ultime et du secret défendu… Il en ressortait avec l’angoisse du nouveau-né qui va devoir affronter un monde moins rassurant que le clapotis du liquide amniotique. Un clapotis que l’on peut percevoir dans les profondeurs de la terre, là où coulent les sources souterraines. Mais comment se souvenir de l’ambiance de ses neuf premiers mois de vie lorsque l’on est incapable de se souvenir des conditions de la fin de ses illusions ? Ce moment précis où l’enfant sort de sa grotte en hurlant pour dégager ses bronches, tel un poisson que l’on sort de l’eau. Michel Siffre avait appelé à l’aide sa maman, lors de sa première tentative d’enfermement sous terre, ce qui est bien la preuve que le désespoir de l’humanité est d’un ridicule abouti.

La mort est un sujet trop sérieux pour le confier aux mortels, pourrait dire la statue de Dom Juan, ce qui ne provoquerait pas cette réaction de Bernard Dejonghe : « Si je ne pensais pas à la mort en travaillant, alors je ne pourrais pas créer... ». Une réflexion qui aurait pu faire écho à cette remarque d’un écrivain en visite dans le Haut-Pays grassois : « Lorsque je vois tous ces ramasseurs de champignons, je me demande combien d’entre eux seront un jour mortels » ; mais Dejonghe revendique plus que tout de consacrer son regard sur l'énergie vitale, sans perdre son temps à ressasser l'inéluctable. Un terrain de prédilection monopolisé par les scientifiques qui, à l'instar de Michel Siffre, sont prêts à toutes les expériences pour résoudre leurs névroses à l'aide d'une équation.

Malheureusement pour lui, Michel Siffre n'aura pas réussi à changer l'eau en vin, même si tout espoir n'est pas perdu. Car si un jour la NASA construit sur mars des dortoirs à cosmonautes, peut-être que l'on se souviendra des expériences de Siffre sur le sommeil, comme celles menées dans les cavités du Haut-Pays grassois. Mais le temps est rarement l'allié des phénomènes de curiosité, et Michel Siffre a vite épuisé son potentiel médiatique en ne réussissant pas à susciter le respect autant qu'il aura suscité la sympathie. Le plus triste, finalement, c'est que Siffre ne put profiter de ses derniers jours sous terre, mais dans un utérus aussi confiné, mais moins apaisant, que celui qu’il avait connu avant de naître. Pas de famille, pas d’enfant, rien que lui et le souvenir de sa maman. Et quelques médailles posées sur un guéridon, parce que la fierté d’une mère fait toujours mieux accepter la mort qui accompagne le néant*. 

* L'hypothèse de l'utérus, ou l'obsession de Michel Siffre pour le ventre maternel, est évoquée par Michel Onfray dans son essai Cosmos, publié chez Flammarion en 2015, l'année de la disparition de Noël Freschi.

Deux enterrements de 1er classe

Le 22 août 1968, une semaine avant ma propre arrivée sur terre, Siffre enverra au fond de l’aven Ollivier deux hommes qu’il connaît et qu’il sait capables de supporter plusieurs semaines d’isolement au nom de la science. Toujours inconscient de son dérèglement mental, Siffre n’a pas choisi le 22 août par hasard, même s’il ne sait pas encore qu’il décédera le 24 août 2024. La durée de l’expérience doit excéder celle que Siffre a menée au fond du gouffre de Scarasson en 1962. Il est donc prévu que les deux hommes resteront isolés du monde deux fois plus longtemps, c’est-à-dire jusqu’au mois de janvier 1969. Cette fois encore, la date n’a pas été choisie par hasard, puisque Michel Siffre est né en janvier 1939. Les anniversaires étant toujours beaucoup plus émouvants lorsqu’ils célèbrent des chiffres ronds, en janvier 1969, Michel Siffre pourra dire qu’il aura passé trente années sur terre et quelques mois dans le ventre de sa mère. Il pourra également se satisfaire de s’être réconcilié avec Tazieff. Ce dernier, après cinquante ans passés à tourner autour de la seule question qui le tourmentait, comprit à quelques mois de mourir d’une leucémie, que les seuls tremblements qui méritent d’être étudiés sont ceux de l’âme et non ceux des volcans. Il venait d’effectuer la même démarche que le Candide de Voltaire qui, après avoir parcouru le monde en quête de vérité, admet que c’est en soi qu’il trouvera l’apaisement et sa place dans le monde. L’univers n’ayant pas été inventé pour répondre aux questions existentielles de l’humanité, mais pour occuper le vide de la pensée, c'est ce que Tazieff admettra à la fin de sa vie, comme il admettra que Michel Siffre méritait d’être consolé, et non critiqué, d’avoir cherché dans le ventre de la terre la même douceur sublimée que celle (espérée ?) qu’il aurait côtoyée dans le ventre de sa maman.

Accélération des particules

Ou comment démontrer que le 14 septembre n’est pas un détail de l’histoire de l’univers

Lors de sa première expérience sous terre, Michel Siffre est sorti de son trou le 14 septembre 1962 en pensant être le 20 août. En lisant la notice biographique du spéléologue, on apprend qu’il est mort en 2024, précisément le 24 août, soit quelques semaines avant ma venue dans le Haut-Pays grassois. Michel Siffre, lors de son premier enterrement, avait donc espéré renaître au moment de sa mort... Malheureusement pour son équilibre mental, ses collègues restés à la surface lui avaient annoncé qu’il était ressorti vivant de sa caverne, mais sans ce cordon qui remplace la main qui nous tient quand on a peur de tomber. Sa déception ou sa surprise auraient mérité une prise de vue prolongée, pour que l’on puisse déceler dans son regard apeuré l’expression enfantine consécutive à cet accueil indigne d’une fin heureuse : « Ceux qui vont mourir te saluent, Michel »…

Le 14 septembre peut servir de point d’appui pour soulever un pan du mystère qui fait du Haut-Pays grassois le territoire de tous les indices, notamment en raison de cette fascination pour le vide qui ressemble parfois au goût pour la noyade qu’éprouve certains désespérés de naissance. Si le 14 septembre Michel Siffre sort de terre, c’est également un 14 septembre que Guiglielmo de San Albano reçoit les domaines que possédait Charles 1er d’Anjou (qui voulait pourtant installer son autorité dans les Alpes Maritimes), au moment même où la Corse se fédérait au royaume de Gênes. Après la victoire du 14 septembre 1278, Guillaume de Puget de Mallemort devint un Saint-Auban par labialisation d’Albin, mais réussit l’exploit de se faire haïr par l’ensemble de la population. La révolte qui s’ensuivit le contraint à s’enfuir à cheval et à sauter dans le vide pour atterrir à l’endroit où fut édifiée la chapelle de Saint-Auban en 1661 (plus communément appelée de nos jours Saint-Alban)… Les années suivantes ne laisseront alors plus personne tranquille dans la région, malgré la disparition du tyran. Une faille temporelle va s’ouvrir et provoquer l’atterrissage, près de la commune de Caille, d’une météorite de presque 700 kilos de fer. Au même moment où ce morceau de pierre venu de l’espace s’écrase sur le Haut-Pays grassois, Molière écrit son interprétation du mythe de Dom Juan. La pièce est appelée Dom Juan ou le festin de pierre, ce qui n’est donc pas un hasard. Molière imagine que Dom Juan est entraîné dans les entrailles de la terre par la statue d’un Commandeur qu’il a tué lors d’un duel, quelques années auparavant. Le 14 septembre 2024, Dom Juan de Molière est joué au théâtre de Laurette à Paris, mais sans profiter de cette coïncidence pour évoquer la mémoire de Jean Troin qui a été posé sur terre précisément l’année de la mort de Molière. Une fois devenu adulte, cet homme vient s’installer en tant qu’alchimiste à Saint-Auban et promet de changer le fer en or. Cette concordance des événements n’a donc rien de surprenante, elle serait même un peu décevante, puisque ce n’est pas avant 1828 qu’un berger repérera la météorite sur le territoire de la commune de Caille. Jean Troin est mort bien avant la découverte de la météorite, plus personne ne changera ce cailloux venu de l’espace en or, le vestige ferreux de 4 milliards d’année aurait pu faire la fortune de la région, mais comment faire confiance à un escroc et à une météorite qui fut incapable de fournir la matière nécessaire à la fabrication d’un fer à cheval résistant (d'après le maréchal-ferrant du village de Caille) ? Le caillou devenu célèbre en raison de ses dimensions finira au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris, échangé contre un mécanisme horloger inutilisable, ce qui ne mettra pas un terme à une superposition d’événements qui paraissent pourtant, loin des yeux, aussi peu concordants qu’une succession de hasards.

Le 14 septembre 2024, un tremblement de terre n’a provoqué, dans les départements des Alpes-Maritimes, aucun dégât, ce qui aurait franchement déçu Haroun Tazieff qui appréciait de prédire le pire pour incarner la figure du père protecteur, un père qu’il n'a pas connu puisque celui-ci est mort en 1914, l’année de la naissance du volcanologue.

Le 14 septembre 2024 a permis de célébrer le huitième centenaire de la stigmatisation de Saint-François d’Assise. Les stigmates étant les plaies infligées au Christ, lors de sa crucifixion, aux mains, aux pieds, à la tête (couronne d’épines), au côté (coup de lance), sur le dos (flagellation) et à l’épaule (portement de croix). Elles apparaissent parfois de façon mystérieuse sur le corps de certaines personnes, comme elles apparurent en 1226 sur le corps de Saint-François d’Assise. Voilà l’occasion de rappeler qu’en Italie, dans la province d’Arezzo, à cent kilomètres de la ville de Florence, se trouve la montagne de La Verna. À son sommet, soit à 1122 mètres, qui est l’altitude la plus basse relevée dans le village de Caille, il est possible de contempler ce qu’une pancarte touristique présente comme étant « La montagne des stigmates », un lieu où Saint-François d’Assise venait méditer. Des stigmates, le Haut-Pays grassois en est le fournisseur à foison. Pas besoin de contempler des blessures sur un corps, provoquées par une imagination débordante, il suffit de se rendre près du village de Cipières ou de celui de Saint-Vallier-de-Thiey. Des plantations de Crocus sativus permettent la production du safran, cette épice onéreuse élaborée à partir des stigmates rouges sang de la plante violacée qui pousse au ras du sol. On cueille les crocus à la main, vers la fin du mois d’octobre et durant le mois de novembre, avant de retirer les trois stigmates qui voisinent les étamines. La trinité fournie par la plante permettra ensuite de produire quelques grammes d’or rouge, et c’est dans le Haut-Pays grassois que cela se passe… Les Violette* du pays méritent donc le détour.

* Double allusion, d'abord à la couleur du Crocus sativus, et ensuite au prénom de mon guide du Haut-Pays

En guise de conclusion

Le 14 septembre 1843, Victor Hugo écrira une lettre émouvante à propos de la mort de sa fille Léopoldine, qui s’était noyée un 4 septembre, le jour de la naissance d’Antonin Artaud. Victor Hugo est cet écrivain qui su résumer le mieux de quoi est capable le génie humain, à travers cette citation mémorable : « Dieu n’avait fait que l’eau, mais l’homme a fait le vin »… On pourrait dupliquer cette fulgurance de raisonnement à la production du safran en pastichant ainsi la pensée hugolienne : « La nature n’a fait que les crocus, mais l’homme a inventé le safran à partir de ses stigmates », ce qui ne saurait nous éloigner de notre démonstration finale, celle qui rend évident l'importance de l’humanité dans l’univers, et qui s'impose comme s’impose la place de l’art dans le cadre de notre survie mentale, car quoi de mieux que l'art pour nous faire accepter la seule promesse qui ne peut être contredite, en l'occurrence celle de notre disparition ?

Et quoi de mieux que l'art pour incarner cette évidence :

L’univers a rempli le vide, la pensée a créé l'espace et l’homme a inventé la peur.